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«Le goût de la vérité n'empêche pas la prise de parti», Albert Camus

Post-mortem: la vraie raison de notre arrêt des comptages hebdomadaires

Le temps a passé. Nous pouvons maintenant dévoiler davantage d'information sur les problèmes que nous avons pu rencontrer durant notre aventure. Notamment sur la raison secrète qui a signé notre arrêt.

Comme nous l'avions annoncé, il est vrai que l'activité de comptage de foules, surtout sur un aussi grand territoire qu'est la France entière, est extrêmement chronophage. Outre le comptage qui prend en lui-même pas mal de temps quand on souhaite être rigoureux et grader selon les critères de qualité, il faut également passer des heures à chercher à travers la toile des données vidéos ou photos d'une qualité suffisante, voire former des volontaires pour les acquérir sur le terrain. Il est donc vrai que c'est un facteur qui a beaucoup pesé dans notre choix d'arrêter les comptages hebdomadaires.

Mais ce n'était pas le seul. Nous avions tenus bons jusque là, pourquoi arrêter d'un seul coup? Pourquoi ne pas simplement réduire la fréquence, compter un week-end sur 2 ou sur 3, voire 1 par mois lorsqu'il y avait les grands rassemblements mensuels?

La deuxième raison qui a finalisé notre décision, est le risque qui devenait trop grand pour les sujets filmés (et pas seulement le vidéaste qui ont toujours pris des risques inconsidérés pour pouvoir produire ces images au service de l'information publique, quitte à recevoir des lacrymo, des coups de matraque et des flashballs!).

Le Nombre Jaune, collectif partenaire avec qui nous collaborions pour échanger des données et des décomptes, nous avait rapporté des plaintes de personnes qui auraient été harcelées par la police ou poursuivies judiciairement après que, d'après ces potentielles victimes, des vidéos utilisées pour les comptages aient été utilisées par la police. La police a déjà confirmé publiquement qu'elle possédait des services spécialisés qui scrutaient les réseaux sociaux afin de trouver des preuves de délits et les produire en tribunaux, de façon analogue à leurs homologues américains qui font cela depuis au moins 2010. Et les évolutions législatives étendent toujours plus leur sphère d'action. C'est tout à fait légal, et cela a déjà permis de résoudre des affaires criminelles par exemple. Mais dans le cadre du mouvement des Gilets Jaunes, cela a été détourné en une des multiples formes de la répression du gouvernement.

Face à ce risque, nous et Le Nombre Jaune avons décidé le coeur lourd d'arrêter de publier les sources de nos décomptes, c'est-à-dire les vidéos et photos qui permettaient la vérification et la reproductibilité de la validité de nos décomptes par tout à chacun, un critère clé que nous avions défini et promu auprès de Le Nombre Jaune et qui a différencié notre approche unique de rigueur par rapport à toutes les précédentes expérimentations citoyennes de comptage de foules.

Puisque nous considérions ce critère comme essentiel pour la rigueur de nos travaux, nous avons préféré arrêter complètement les décomptes. Le Nombre Jaune a préféré continuer, mais sans publier les sources. Vous pourrez remarquer que la date de notre publication d'annonce d'arrêt des décomptes hebdomadaires coincide avec la date à laquelle Le Nombre Jaune a arrêté de publier les sources sur leur groupe FaceBook. Nous n'avons par la suite fait que quelques décomptes de foules comme celle des soignants, là où nous considérions qu'il n'y avait pas de risque à publier les données avec ce type de population.

Malheureusement, cette répression déguisée et perverse (pas tant dans sa méthode que dans son application au militantisme d'opposition) est tout à fait légale, mais elle a permis au gouvernement d'effectivement mettre un coup d'arrêt à notre initiative citoyenne, tout comme il a réussi à arrêter d'autres. Il n'y a là aucune paranoïa, le gouvernement d'Emmanuel Macron et d'Édouard Phillipe ayant démontré sa capacité à privilégier la paix sociale sur la vie privée et le droit de manifester, quitte à parfois aller même au-delà des lois sur la protection de la vie privée. Citons par exemple la demande de la police française qui contraint ProtonMail, un fournisseur d'e-mail suisse se targuant d'offrir une protection maximale de la vie privée à ses utilisateurs, à fournir les données de connexion dont l'adresse IP d'un militant écologiste. Ou encore le fichage systématique des blessés Gilets Jaunes par les hôpitaux de Paris, sans explication claire de la raison ni de la part des hôpitaux ni du gouvernement. Ce que le gouvernement a légalisé un peu pus tard par le décret du n° 2020-1511 du 2 décembre 2020, permettant de ficher «des opinions politiques, des convictions philosophiques, religieuses ou une appartenance syndicale» tout individu dont les activités sont «susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de constituer une menace terroriste portant atteinte à ces mêmes intérêts». Un décret qu'on pourrait nommer la Loi Scélérate de 2020, puisqu'elle ressemble un peu trop aux Lois Scélérates de 1893 et 1894 sur l'anarchisme.

Nous possédons encore des données non publiées qui pourraient servir à faire avancer la science du comptage, mais cela reste impossible sans faire prendre de sérieux risques aux sujets (involontairement) filmés, ce qui serait éthiquement absolument inacceptable. Ces données resteront donc pour le moment privées, et notre contribution citoyenne et scientifique suspendue.

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